DE QUEIROZ Eça | ||
Les Maia | ||
Episodes de la vie romantique | ||
Titre original : Os Maias, Episódios da vida romântica |
La destinée sur trois générations d’une grande famille aristocratique lisboète du XIXe siècle, dans une écriture raffinée et un talent de conteur au service d’une critique souvent mordante du Portugal, écartelé entre traditions et modernité : un classique de la littérature portugaise !
Afonso de Maia, patriarche et aristocrate progressiste pour son temps, a suivi le classique parcours des grands de son monde, depuis un mariage triste jusqu’au repli honorable dans la paix raffinée de ses terres. Son fils Pedro, instable, mélancolique et victime de ses passions, tente une vaine révolte contre cet ordre, qui le conduit au désastre. Carlos enfin, issu de la mésalliance fatale à son père puis abandonné de sa mère, occupe l’essentiel du roman dans une double confrontation : d’un côté la complicité affectueuse avec son grand-père, autant dire son père de substitution qui le rattache à sa lignée prestigieuse, à ses terres et au meilleur de l’austère noblesse portugaise ; de l’autre, le tourbillon du monde urbain de Lisbonne qui ouvre grand ses portes à cet arbiter elegantiarum doué de tous les charmes, lequel sait en jouer pour ses plaisirs.
Une honnête formation intellectuelle, de bonnes études de médecine, des voyages d’instruction, des amitiés intelligentes offrent aussi à ce bel esprit la promesse de quelque accomplissement plus substantiel. Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ( on vit certes mieux, riche, beau, et en bonne santé ), si ne s’en mêlait un faisceau de fatalités : atavisme d’une aristocratie dilettante, tentations mondaines de la superficialité, héritage tragique de la transgression… et sans doute plus fort que tout, ce ‘caractère’ dont Racine déjà disait qu’il était le vrai destin du personnage. La ‘péripétie’, fort classique, sera l’entrée sur scène d’une femme nimbée de mystère…
Un Roman fleuve
Les Maia ( ici en édition de belle qualité ) déroulent le cours de l’histoire au rythme lent du Tage, avec force descriptions, et moult scènes qui pourraient paraître inutiles, voire nuisibles à la tension dramatique, au point d’ennuyer parfois. Mais cela tient aussi d’une expérience de lecture datant de son époque de rédaction : une lecture ample, qui demande du temps et qui se plaît à scruter les diverses facettes de l’objet littéraire, avec des pauses comme des entractes, des histoires internes à l’histoire, des tableaux d’agrément et des inclusions poétiques. C’est du reste la tradition ‘moderne’ ouverte par le Quichotte, qui fit les grandes heures du roman occidental : on aurait donc mauvaise grâce à les reprocher à Eça de Queiroz comme à Miguel de Cervantes sa nouvelle sur les méfaits de la jalousie, ses innombrables pièces en vers… ou même à Balzac ses célèbres et longues descriptions, qui ont leurs qualités et comptent dans le souvenir de lecture… De fait, bien des scènes mondaines ne sont pas si éloignées de la verve proustienne croquant les dîners de la Verdurin ou les ridicules du snobisme de Legrandin ; la plupart des passages descriptifs approchent le poème en prose, qu’on se surprend à relire pour le seul plaisir. Ainsi de la première vue du jardin des Maia :
« c’était comme une marine encadrée de pierres blanches et suspendue dans le ciel bleu en face de la terrasse, qui montrait sous les variétés infinies de la couleur les épisodes fugitifs d’une paisible vie fluviale : parfois un bateau de Trafaria s’enfuyant légèrement à la bouline ; parfois une ‘galère’, toutes voiles dehors, remontant lentement à la faveur de la brise, dans le rouge du soir ; ou bien la mélancolie d’un grand paquebot qui descendait bien clos et préparé pour la vague, entrevu un instant et disparaissant aussitôt, comme englouti par la mer incertaine ; ou encore, pendant des jours, dans la poussière d’or de siestes silencieuses, la masse noire d’un cuirassé anglais… Et il y avait toujours, au fond, le bout de colline vert foncé surmonté d’un moulin à vent immobile, avec deux maisons blanches au ras de l’eau, des maisons pleines d’expression, qui tantôt étincelaient et répandaient les rayons de leurs vitres embrasées, tantôt dans les fins d’après-midi, prenaient un air rêveur en se colorant des roses tendres du couchant, presque semblables à une rougeur humaine, et qui étaient, les jours de pluie, tristes et transies, toutes seules, toutes blanches, et comme nues sous le mauvais temps (p.27) ».
La comparaison avec la dernière apparition du même jardin, une fois le drame consommé, montre bien que la description n’est généralement jamais gratuite, mais participe pleinement à l’économie de l’œuvre comme chez les meilleurs précurseurs de la modernité : « en bas, le jardin bien sablé, propre et froid dans sa nudité hivernale, avait la mélancolie d’une retraite oubliée que personne n’aime plus. La rouille verte de l’humidité couvrait les gros membres de la Vénus de Cythère. Les cyprès et le cèdre vieillissaient ensemble comme deux amis dans la solitude. La cascade coulait plus lentement, dévidant goutte à goutte sa petite plainte mélancolique dans le bassin de marbre. Au fond, encadré comme une marine entre les pierres des deux hauts immeubles, le court paysage du Ramalhete – un bout de Tage et une colline – prenait en cette fin d’après-midi des teintes plus pensives et plus tristes : dans le ruban de fleuve, un paquebot bien clos préparé pour la vague descendait et disparaissait aussitôt comme s’il fût déjà englouti par la mer incertaine ; au sommet de la colline, le moulin à vent s’était arrêté, engourdi par l’immense froid de l’air ; et sur les fenêtres des maisons situées au bord de l’eau venait mourir un rayon de soleil, effacé lentement et évanoui sous les premières cendres du crépuscule comme un reste d’espérance sur un visage assombri (p.781) ». Même paysage, mêmes objets, jusqu’aux mêmes expressions ; mais l’échec et la mort sont passés par là, et les espérances se sont noyées dans la brume de la mélancolie…
Une Galerie de véritables Personnages
Si l’intrigue est bien menée selon les critères du roman fin XIXe, on perçoit vite que là n’est pas l’essentiel de l’œuvre. La disproportion entre une intrigue assez mince finalement et l’épaisseur du volume tient au déplacement de l’intérêt, des protagonistes à la fois vers les figures secondaires et vers le fond lui-même. D’abord, le roman est riche de personnages bien campés, certains tout sauf des faire-valoir, à commencer par João de Ega, ami et complice de Carlos avec qui il constitue à l’évidence un Janus bifrons, où l’auteur lui-même s’est plu à s’incarner sous des traits divers et complémentaires : d’un côté l’homme du monde à succès mais porteur d’une tache de naissance trouble ( Queiroz ne fut reconnu par son père qu’à 40 ans !), de l’autre l’artiste excentrique, volontiers provocateur. Aussi ( comme Proust y excellera quelques décennies plus tard ) la scène est-elle volontiers traversée par des ‘seconds rôles’ dont la contribution à l’action n’épuise pas l’intérêt.
Le grand-père, bien sûr, s’efface souvent derrière son masque de vieux sage apaisé, qu’il laisse tomber in fine, pour allier la gravité terrible du Commandeur de Don Juan à l’aura de terreur du spectre de Hamlet. L’alcôve sybaritique et orientalisante où « le bon Craft, un mouchoir de soie des Indes noué autour de la tête, ronflait ses sept heures paisiblement et solitairement (p.481) » laisse au lecteur la liberté de rêver à un jardin secret du personnage, où même le narrateur n’aurait pas pénétré ( de même, qui saura jamais ce qui habite Madame Verdurin, plongeant la tête dans ses mains à l’audition de la sonate de Vinteuil ? ). Le Marquis n’émeut personne, et amuse la galerie avec ses manies d’éternel égrotant, faisant soupçonner le malade imaginaire : une laconique notation informera néanmoins de sa mort… comme un muet reproche à cette indifférence mondaine aux maux d’autrui que la Duchesse de Guermantes immortalisa dans son « Vous nous enterrerez tous ! » lancé à Swann à l’agonie. Enfin, derrière tous les traits de l’amante édifiant un mélodrame sur un caprice doublé d’adultère bourgeois, « la Gouvarinho » révèle une grandeur tragique, ultérieurement résorbée dans le néant de la mondanité, mais qui s’ouvre comme un gouffre instantané, le temps de l’ultime dispute avec son aimé, « le dominant, magnifique (p.553) ». Toute la force de l’auteur, qui adore la satire et sait croquer, est d’éviter dans ses meilleurs moments de ‘typifier’ ( pour parler comme Flaubert ) : il sait au contraire faire porter à certaines figures tout le poids de sa critique, et celui, tout intime, d’une épaisseur propre qui leur interdit de les réduire à une formule.
Face à ces dernières, les principales incarnent volontiers ( parfois à l’excès ) des positions manifestement chères à l’auteur, qui exprime à travers elles ses propres interrogations et contradictions. C’est là aussi preuve d’une certaine modernité, car sous les beaux habits de Carlos et les traits d’esprit d’Ega ( quasi-homonyme de l’auteur ! ), se dessine et se révèle un drame de l’échec et de l’impuissance, qui donne aux personnages presque une dimension d’anti-héros, conscients d’avoir « manqué [leur] vie (p.785) » dans un dilettantisme proche du « gâchis (p.577) ». Au risque de paraître obsédé par Proust, il y a déjà ici beaucoup du Swann : pas plus que l’étude sur Bergotte, ne verront le jour ni l’Histoire de la médecine de Carlos ni le « grand livre » d’Ega, projets traînés au fil des chapitres. Ou pour changer de comparaison : si la fin du roman se place sous le signe du « fatalisme musulman (p.786) », on s’attendrait presque à ce que Carlos et Ega vieillissants confessent, comme chez Flaubert, penchés sur leurs souvenirs : « c’est bien là ce que nous avons eu de meilleur » !
Pipolitique et grenouilles de bénitier
Mais ce drame n’est pas seulement le drame d’individus : Queiroz souligne souvent la dimension collective de son propos. L’analyse revient constamment sur cette impuissance du Portugal et de ses hautes classes à s’élever au niveau de la créativité contemporaine dans les autres pays d’Europe, et sur leur propension à s’enferrer dans un passéisme teinté du vice de l’emprunt servile, toujours dénoncé par le personnage d’Ega : « ici, on importe tout : loi, idées, philosophies, théories, arguments, esthétiques, sciences, styles, industries, modes, manières, plaisanteries, tout nous arrive en caisses par le paquebot. La civilisation nous revient à un prix fou avec les droits de douane. Et c’est une civilisation d’occasion ; elle n’est pas faite pour nous ; elle nous gêne aux entournures… Nous nous croyons civilisés comme les nègres de São Tomé qui s’imaginent être des messieurs, qui s’imaginent même être des ‘blancs’ parce qu’ils portent sur leur pagne un vieil habit de leur patron (p.136) ». On soupèsera ce que peut représenter la comparaison avec les colonisés, dans ce Portugal en pleine gloire coloniale… induisant du même coup la dénonciation d’une entreprise de prétendue ‘civilisation’ qui n’est qu’un rhabillage ridicule…
La politique, et les politiques, constituent une cible privilégiée de la critique, confiée au personnage d’Ega : « dans ce pays béni, tous les politiciens ont ‘un immense talent’. L’opposition reconnaît toujours que les ministres qu’elle couvre d'injures ont, en dehors des bêtises qu'ils font, un ‘talent de premier ordre !’ Inversement, la majorité admet que l’opposition, à qui elle reproche constamment les bêtises qu'elle a faites, est pleine de ‘très robustes talents !’ Mais tout le monde est d'accord pour dire que le pays est dans le gâchis. Il en résulte donc une situation ultra-comique: un pays gouverné ‘avec un immense talent’ qui, de tous les pays d'Europe, est, de l’avis unanime, le plus stupidement gouverné ! Je fais une proposition : comme les talents échouent toujours, essayons une fois les imbéciles (p.606) ». Ayant travaillé au service de l’Etat, l’auteur sait de quoi il parle : ses portraits sont hilarants et criants de vérité : le diplomate finlandais, ne sachant dire que « c’est très grave ! » ; le ministre aussi sot que vaniteux, etc.
Au-delà de l’anecdote, c’est la collusion de la classe politique avec le monde de l’argent qui est dénoncée, une parodie d’exercice légitime du pouvoir dans un étalage d’immoralité et de mauvais goût : « la politique ? C'était devenu moralement et physiquement répugnant, depuis que les affaires avaient attaqué le constitutionnalisme comme une sorte de phylloxéra ! Les politiciens ne sont plus aujourd'hui que des pantins qui font des gestes et prennent des attitudes parce que par-derrière deux ou trois financiers tirent les ficelles... Même ainsi ils pourraient être des pantins bien découpés et bien vernis. Mais quoi ? C'est bien là l’horreur : ils n’ont pas d'allure, ils n’ont pas de manières (p.760) ». Une quelconque ressemblance avec l’actualité française ?
Autre cible de prédilection, le cléricalisme obtus qui, outre le peu de réflexion, dissimule mal sous des oripeaux de piété la mainmise des puissants de la terre sur une société pauvre et mal instruite. Le lecteur à l’esprit voltairien s’étouffe de rire devant la scène de déclamation publique sur thème pieux, l’orateur s’époumonant lors d’un gala mondain à chanter les grâces de la Charité, tandis qu’ « un dévot frémissement chatouillait le chignon des dames (p.652) ». Heureusement, l’ami Ega veille au grain, poussant le don de soi jusqu’à l’adultère idéologique : « c’est la fille de l’abbé Correa, fille connue comme telle. Elle est en outre mariée avec un riche propriétaire du voisinage, qui est un odieux réactionnaire. De sorte que, tu le vois, c’est un coup double porté à la Religion et à la Propriété […] Personne ne doit se soustraire, mon cher, aux grands devoirs qu’impose la Démocratie (pp.429-430) » !
Une Œuvre originale
Bref, ce Portugal-là ‘en prend pour son grade’, souvent avec beaucoup d’esprit. Mais, inscrite sur le fond d’un amour profond de cette terre, la critique s’enrichit d’une réflexion sur les déterminismes sociaux et nationaux, et le roman peut alors se lire aussi comme le fruit d’un effort, dans l’ensemble réussi, pour donner au Portugal une œuvre originale, nourrie de son âme et de sa chair, un travail qui ne soit précisément un démarquage ni des succès romantiques ni des innovations naturalistes des autres littératures européennes ( que l’auteur avait commencé par suivre et ‘importer’ ), mais qui allie les ressources des uns et des autres dans une vision personnelle et proprement ‘portugaise’, capable à la fois d’innover et de restituer « le parfum d’un monde défunt (p.208) ».
Dernier point à porter au mérite de l’écrivain, celui d’avoir fait intervenir dans son intrigue le thème de l’inceste fraternel : que l’on songe à Marguerite Yourcenar qui justifiait l’invention d’Anna, soror… par le fait que ce thème n’avait guère intéressé les littérateurs antérieurs. Certes, ce n’est pas l’aspect le plus intéressant du roman, ni même le mieux traité ; mais du début à la fin me semble-t-il, l’intrigue s’efface derrière toutes les autres richesses du livre, qui mérite d’être découvert…
François Prost
© 2004-2007 - Les Beaux Esprits Se Rencontrent (LBESR) : Archivé édition N°11 : 01.XI.04
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